5e rapport du GIEC (tome 3)

L’adaptation et l’atténuation du changement climatique:  les clés de ce rapport expliquées par Pierre Batteau

L'essentiel du 5e rapport du troisième groupe de travail du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC)

Les condensés des volumes 1, 2 et 3 du 5e rapport d'évaluation du GIEC (par OT-Med)

Le premier volume du cinquième rapport d'évaluation du GIEC (pour les initiés AR5 WGI) a été publié en septembre 2013. Il portait sur les mécanismes du réchauffement tirés des nombreux modèles établis dans les laboratoires de climatologie et de géophysique. On en trouvera un condensé écrit par J. Guiot sur le site OT-Med : cliquez ici.

Le second volume est sorti en mars 2014. Il étudie les conséquences du réchauffement, et procède à une vaste revue des nombreux articles scientifiques qui en présentent les effets régionaux et locaux déjà observés. Le condensé du rapport est présenté sur le site d'OT-Med (auteur : W. Cramer) : cliquez ici.

Le troisième volume, paru en avril, est consacré aux politiques en vue de freiner le réchauffement climatique (politiques dites d'atténuation), et aux moyens dont disposent les sociétés humaines pour faire face à ses effets et à ses conséquences (politiques dites d'adaptation). Il s'appuie sur les conclusions des volumes 1 et 2 (voir note de J. Guiot sur le site OT-Med pour les définitions des termes « atténuation » et « adaptation »). cliquez ici.
Ce troisième volume atteste de l'importance croissante apportée par le GIEC aux décisions et aux comportements humains, explorés par de multiples travaux de sciences sociales que le rapport passe en revue.

Structure générale du volume

Il s'agit d'un copieux document de plus de 2000 pages, structuré en seize chapitres, précédé d'un résumé technique d'une centaine de pages, et accompagné de trois longues annexes : un glossaire détaillé (46 pages), une note méthodologique (83 pages) relative aux métriques et ensemble de données utilisées, et une note présentant les paramètres technologiques et économiques (46 pages). Chaque chapitre est précédé d'un résumé à l'intention des décideurs, et suivi de plusieurs centaines de références bibliographiques (près de 6000 au total). Il est à noter que l'essentiel des données du rapport est daté jusqu'à 2010 seulement. Les références bibliographiques, par contre, portent sur la période 2007-2013.

Le point de départ : retour sur les rapports précédents et résumé des volumes 1 et 2

En introduction (chap. 1), un long résumé des conclusions des rapports précédents est proposé. Les dernières données climatiques, acquises jusqu'en 2010, sont synthétisées : le volume annuel d'émissions de gaz à effet de serre a été, chaque année, plus important que la précédente et le cumul rend de plus en plus improbable la limitation à 2°C de l'augmentation de la température moyenne en référence à l'époque préindustrielle.

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Le graphique ci-dessus (page 10 du chapitre 5) montre que, depuis 40 ans, le taux d'émission (tous Gaz à Effet de Serre: GEF) par tête a légèrement décru dans les pays développés, (la chute de 2008 correspond à la crise économique) en raison d'une plus grande efficacité énergétique par le progrès technologique (transports, chauffage…) et du déclin des industries à forte émission. Ce taux a décru aussi dans les pays émergents autres que l'Asie pour des raisons similaires. Seule l'Asie, parce qu'elle partait de très bas pour devenir progressivement une grande puissance industrielle, est en progression. Par contre, l'importance de sa population lui confère aujourd'hui la palme des émissions. Comme l'écart Asie-OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) (graphique de droite) est encore dans le rapport de 1 à 3, la Chine, qui proclame que l'on ne peut empêcher ces pays de rechercher un niveau de vie équivalent à celui des nations établies, disposera d'un argument de poids pour refuser le leadership des politiques d'atténuation, et l'on voit que celles-ci, dans les pays développés, auront du mal à compenser la progression asiatique.

Comment dessiner des politiques d'atténuation ?

Quelles soient globales ou locales, des politiques d'atténuation fondent sur une combinaison d'outils technologiques, de mécanismes institutionnels, et de changements provoqués dans les comportements et les modes de consommation. Cependant, pour évaluer l'effet de ces politiques il faut modéliser les systèmes d'interaction entre les activités humaines et le climat. Or ces systèmes imbriqués fonctionnent à plusieurs échelles locale, régionale, et globale, de telle sorte qu'ils sont d'une très grande complexité. Tout effort de modélisation est nécessairement réducteur et conduit à des résultats entourés de grande incertitude. Les politiques d'atténuation climatique sont aussi en concurrence, et parfois en opposition frontale avec celles qui visent à atténuer la pauvreté et la sécurité énergétique des populations. Ce dilemme a été accentué par la récession de 2009-2010 dans les pays industrialisés et le ralentissement des investissements visant à réduire les émissions. La politique climatique à long terme est passée au second rang des préoccupations durant cette période.

Les apports des sciences humaines et sociales à la mise en œuvre de politiques d'atténuation et d'adaptation

Les cinq premiers chapitres procèdent à une vaste revue de littérature de la contribution des sciences sociales à la recherche sur l'atténuation et sur l'adaptation. S'agissant de comprendre et de modifier des comportements et de susciter des décisions dans divers cadres institutionnels, il faut d'abord mobiliser les théories de la décision et des comportements, en particulier face au risque, largement développées depuis plus d'un demi-siècle par des économistes avec l'aide de mathématiciens et de statisticiens, des sociologues, des psychologues, des politologues, et des philosophes. La perception du risque au niveau individuel et sociétal est un phénomène complexe, très largement exploré dans de multiples travaux théoriques, empiriques et expérimentaux. L'état d'incertitude lui-même admet des définitions différentes, les unes de caractère « objectif » et les autres de caractère « subjectif ». La perception des risques est affectée par de nombreux biais cognitifs ou des mécanismes inconscients. L'une des questions importantes est d'expliquer pourquoi la conscience affirmée d'un risque n'est pas nécessairement accompagnée de la décision et des moyens d'y faire face, au niveau individuel comme au niveau collectif. Une autre question est de comprendre les raisons des écarts persistants de perception des risques entre experts ou scientifiques, et l'homme (ou la femme) de la rue. Un autre objectif des chercheurs est de comprendre la genèse des représentations des risques que se font divers groupes de populations et d'en identifier les déterminants. Le réchauffement climatique engendre des risques particuliers à la fois de très grande échelle et à horizon très lointain. Il engendre aussi des risques de court terme mais de type extrême (très faible vraisemblance mais conséquences catastrophiques). Comprendre et intégrer dans les modèles les attitudes, les comportements et les décisions dans ces contextes de risques conditionne l'efficience des politiques d'atténuation. Le rapport passe en revue cette littérature. Il est noté que dans le rapport précédent de 2007 les modèles mobilisaient la « théorie de la décision rationnelle », empruntée à l'économie. Son personnage vedette, Max U, est supposé en toutes circonstances maximiser son bien-être (appelé « utilité » (i)), supposé mesurable et pondéré, en cas d'incertitude, d'une probabilité objective ou subjective, elle-même mesurable. Dans le nouveau rapport, un plus large spectre de modèles et d'explications de la décision individuelle ou collective face à l'incertitude, en provenance d'autres branches des sciences sociales, est considéré.

Les approches « positives » (c'est-à-dire qui ont pour but de décrire et d'expliquer) ne sont pas les seules considérées. Le volume fait une place tout aussi importante aux approches « normatives » (qui ont pour but de sélectionner les décisions et politiques optimales). Les outils et méthodes que l'on regroupe sous la dénomination de « sciences du management » (en particulier le management du risque et de l'incertitude), sont passés en revue et les critères et méthodes d'évaluation et de correction des décisions et politiques, issus d'une très vaste littérature, sont recensés.

Les fondements philosophiques, juridiques et éthiques des politiques d'atténuation font l'objet de nombreux travaux évoqués dans les chapitres 3, 4 et 5.

Le concept de développement durable (« soutenable » plutôt) est longuement présenté ainsi que les débats qui l'entourent. Une place importante est accordée aux outils proposés par les économistes de l'économie du bien-être et de l'économie publique (qui s'occupe des biens et services hors marchés). Compte tenu de son horizon temporel, la question du réchauffement ne peut omettre de considérer les générations futures. Or, les économistes, plus que tous autres chercheurs en sciences sociales, ont été conduits à modéliser le « temps long » qui intervient fréquemment des sujets tels que l'épargne, l'investissement, l'imbrication des générations, la détermination des taux d'actualisation, l'économie de l'incertain, etc. Il est alors naturel que leurs concepts et leurs approches jouent un rôle prédominant dans la définition et l'évaluation des politiques d'atténuation de long terme. Cependant, les modèles des économistes ne peuvent échapper au débat éthique et philosophique : comment, par exemple, mesurer le bien-être collectif de générations futures sans référence à un système de valeurs ?

Les modèles intégrés hommes-climat

Le chapitre 6 constitue une transition : il envisage les modèles intégrés, à échelle globale, dans lesquels sont pris en compte à la fois la dynamique géophysique du réchauffement et les décisions humaines. Bien que très complexes, ces modèles ne capturent que de façon simplifiée la réalité. Ils sont constitués d'un enchevêtrement de briques formées par les modèles plus spécifiques des climatologues et géophysiciens (cycle du carbone) d'une part, et des économistes de l'autre. Ils sont essentiellement destinés à produire des “scénarios” (plutôt que des prédictions), éclairant la dynamique des interactions hommes-climat et les « sentiers » (pathways) sur lesquels risque de s'aventurer la planète selon les décisions prises. En « input » les modèles prennent en compte les évolutions démographiques, les taux de croissance, le changement technologique, la disponibilité des ressources et les politiques d'atténuation. En « output », ils renseignent sur les consommations d'énergie, les émissions, l'utilisation des sols etc. Ces modèles reposent cependant sur des hypothèses standards de fonctionnement des marchés et de régularités des événements. Ils ne peuvent évidemment prendre en compte les mouvements socioculturels de fond qui se feraient jour dans les prochaines décennies, ni les événements politiques et stratégiques globaux (tensions internationales, guerres, replis de certaines nations etc.).

La partie centrale du volume (chap. 7, 8, 9,10, 11 & 12) décline ensuite les scénarios selon les grands secteurs (énergie, industrie, agriculture, transports, construction, urbanisation). Chaque chapitre, par ses références plus spécialisées, intéressera plutôt les professionnels du domaine et on ne les détaille pas ici.

Scenarios relatif aux transports

A tire d'illustration cependant, le chapitre 8 relatif aux transports jette un doute supplémentaire sur l'objectif de réchauffement à 2° à long terme.

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Le transport routier tient de loin la part la plus importante des émissions parmi les modes de transports selon ce graphique (page 10 du chapitre 8). Il a progressé plus vite jusqu'ici dans les pays émergents. Le graphique supérieur montre le lien entre le P.I.B. (produit intérieur brut) et la part du transport dans les émissions. Les pays émergents effectuent une progression plus rapide avec en ligne de mire les pays de l'OCDE. La réalisation en cours de nouvelles infrastructures routières et autoroutières en Asie et en Amérique Latine et bientôt en Afrique accélérera encore cette progression.

Scenarios relatif au secteur des bâtiments

Le chapitre 9 relatif au secteur des bâtiments, qui représente un tiers des émissions globales, est plus rassurant. C'est ici que les politiques d'atténuation, dans tous les pays, peuvent montrer de l'efficacité. Les politiques régionales peuvent être très différentes puisqu'ici la latitude importe. Le chapitre est très intéressant par les chiffres apportés sur les différentes sources de chauffage et de climatisation et la réalisation de scenarios à 2050.

L'interaction climat-urbanisation

Le chapitre 12 aussi mérite attention pour le regard qu'il porte sur l'interaction climat-urbanisation: l'urbanisation est l'un des phénomènes humains marquants de la planète sur des espaces concernant cinq à six milliards d'individus et est appelé à se poursuivre dans les décennies à venir. Le graphique suivant (page 12 du chapitre 12) montre que la population rurale qui représente aujourd'hui à peu près la moitié des terriens baissera au tiers en 2050. Environ deux milliards et demi d'individus vivront dans des villes millionnaires.

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La ville modifie de multiples façons les modes de consommation énergétique, tantôt dans le sens de l'atténuation, tantôt dans celui de l'accélération des émissions. Par ailleurs la réalisation des infrastructures urbaines et périurbaines futures entrainera des surcroits considérables d'émission pendant leur construction. Les systèmes de transport futurs provoqueront, selon leur conception, des réductions ou au contraire des surcroits d'émission d'une façon encore très mal étudiée selon le rapport. Le domaine de la ville est celui où l'effet des décisions politiques est le plus marqué : selon la façon dont les architectes urbains et les dirigeants des grandes métropoles organiseront l'espace et les services, les effets sur les émissions et donc sur les politiques d'atténuation pourront varier de plusieurs ordres de grandeur.

Les institutions des politiques d'atténuation et d'adaptation et leur financement

Les derniers chapitres (13-16) ont un contenu plus « institutionnel » : quels systèmes de gouvernance, quelles formes de coopération régionale, quel type de commerce mondial fondé sur quelles règles, quels mécanismes de coordination des politiques d'atténuation et d'adaptation, seront à mis en place, à quelle échéance et selon quels effets ? Entre le scénario pessimiste extrême où toutes les nations se comporteraient en « passager clandestin » (profiter des décisions des autres mais ne rien engager soi-même), ce qui ressemble un peu à la situation actuelle, et d'autre part un scénario vertueux dans lequel des accords internationaux efficaces seraient conclus, il y a toute une gamme de possibles que les modèles intégrés du moment sont incapables de prendre en compte dans leur diversité. Il apparait aussi clairement de la littérature que la mise en œuvre de politiques efficaces demandera la mise en place de mécanismes spécifiques de financement. La tâche est difficile : on a vu les effets pervers survenus sur les marchés financiers de permis d'émissions. Toute forme de financement, tout instrument financier nouveau, recèle de tels effets pervers. Ce n'est nullement un motif pour s'en écarter mais plutôt une invitation à plus de recherche (qui est déjà très active) dans ce domaine et dont on pourra avoir une revue peut-être dans le rapport N°6 à venir.

Conclusion et commentaires personnels

Bien que très riche en description des outils et de la conduite des politiques d'atténuation, la lecture du rapport n'invite pas à l'optimisme. Il faudra une volonté internationale énergique pour que des négociations se tiennent afin d'aboutir à des accords quelque peu contraignants. En conclusion de son ouvrage (ii), Anthony Giddens, précédent directeur de la London School of Economics, plaidait ainsi en 2011 : « si les dangers du réchauffement global deviennent plus urgents et pressants, ce qui ne va pas manquer d'arriver, cela pourrait être une occasion de réhabiliter l'ONU elle-même. Les chefs d'Etat doivent se rendre compte que non seulement ils ne peuvent faire sans cela mais que c'est justement l'absence d'un système de gouvernance globale qui est la principale raison pour laquelle ces dangers sont devenus si aigus. »

Malgré sa richesse, la lecture des 2000 pages du rapport est fastidieuse et on recommande au lecteur intéressé de s'arrêter plutôt à l' « executive summary » qui précède chaque chapitre. Mais le remarquable travail d'équipe réalisé pour rédiger ce rapport doit être salué. L'exercice était difficile : la participation de nombreux rédacteurs conduit à des redondances fréquentes car chacun n'avait pas nécessairement accès à ce que les autres écrivaient. Classer et coordonner les différents points de vue des SHS (sciences humaines sociales) n'est pas tâche aisée. La volonté des rédacteurs de signaler aussi complètement que possible les travaux pertinents issus des SHS confère à l'ouvrage un côté « inventaire à la Prévert » et complique l'effort de synthèse. A la décharge des rédacteurs, le domaine des sciences sociales est si diversifié, si riche en paradigmes propres et non transposables aux autres branches, que la recherche d'un cadre intégré est quasiment-impossible. Est-ce un défaut de jeunesse ou un trait inhérent aux SHS ?

En fait, le mot « science » recouvre ici une forme de connaissance différente de la celle apportée par les SMUV (sciences de la matière, de l'univers, et de la vie). Bien que tout aussi décomposées pour les besoins de la recherche, les SMUV sont à la recherche de modèles intégrateurs et les chercheurs s'efforcent de parler un langage commun pour y parvenir. L'idéal d'une « grande unification » est au plus haut chez les physiciens qui tentent d'intégrer en un seul modèle les quatre interactions de la matière. Cet idéal est partagé par les sciences positives dont les objets d'étude sont inertes, c'est-à-dire dénués de désirs, de préférences, d'émotions... Les objets observés par ces sciences ne prennent pas de « décisions ». Toutefois, des objets inertes en interaction complexe et variée sont soumis au dieu « Chaos », sorte de grand décideur capricieux et imprédictible car il sait masquer le déterminisme dont il est le produit. Dans ce cas, la recherche d'un modèle intégrateur devient plus difficile comme l'éprouvent les climatologues et géophysiciens qui perfectionnent la connaissance du cycle du carbone pour converger vers un modèle universel de la terre et du climat.

Lorsque les systèmes sont soumis aux caprices de Dame Nature dans ses œuvres biologiques, les interactions se produisent entre des individus plus ou moins rudimentaires, mais dotés d'une certaine autonomie. Il faut alors modéliser leurs « décisions ». Même les écrevisses qui éprouvent du stress dans un environnement inconnu appliquent un principe de précaution (iii). Le requin tigre est un grand voyageur imprévisible qui ne se trouve pas toujours là où les modèles l'attendent : comment modéliser alors un écosystème benthique sans prendre en compte les visites occasionnelles décidées par le sélachimorphe ? Malgré ces difficultés, les écologues affectionnent généralement l'approche modélisatrice de leurs collègues des sciences de l'univers. Mais lorsqu'il s'agit de faire entrer l'homme dans les écosystèmes, comme entend le faire la recherche moderne en « écologie globale », la complexité des interactions introduit alors un doute sur les bénéfices d'une modélisation intégrée. Le libre arbitre humain, individuel ou collectif, est bien plus élaboré que celui des décapodes ou des grands squales.

Cette différence entre SHS et SMTV (sciences de la matière de la terre et de la vie) se retrouve dans la confiance des chercheurs en une convergence de la connaissance. Chaque publication en physique théorique participe à la convergence vers un modèle unifié. Selon les termes de T.S. Kuhn (iv), il s'agit de résoudre un « puzzle » dont on sait qu'il a une solution. Chaque pièce trouvée et placée dans le canevas « lève un coin supplémentaire du voile» (v). Dans les SHS prévaut au contraire l'impression que les contributions tendent à déconstruire sans cesse le savoir précédent. Elles le dissolvent plus qu'elles ne le cimentent et la perspective de modèles intégrés s'éloigne. Les financiers (dont je fais partie) en font l'expérience : après quarante années de succès d'un solide modèle de la formation des cours boursiers, ils disposent aujourd'hui d'une multitude de théories partielles, d'inspiration sociologique, psychologique, politique etc. Toutes les disciplines s'en mêlent et il devient simplement impossible d'assimiler l'ensemble de la connaissance formée. Celle-ci tend à diverger et les désaccords dans l'interprétation des données se multiplient. Les mêmes mésaventures surviennent en économie. Chez les anthropologues, le fossé creusé dans les années soixante entre les thèses structuralistes d'un Claude Levy-Strauss et matérialistes d'un Marvyn Harris sur la relation entre la culture et l'environnement, s'est certainement plus élargi que resserré.

Cependant, il ne faut pas s'alarmer de cette impossible convergence. Face aux défis du changement climatique, les SHS ne recherchent pas une chimérique « grande unification » de leur savoir à l'instar des physiciens. Elles n'en sont pas moins utiles aux décideurs. Comme le pinceau de l'impressionniste, elles construisent par touches successives, une vision de la réalité qui épouse les besoins du moment. Plus que les SMUV, elles sont interpelées par les décideurs publics. Elles ne peuvent échapper à l'exigence « normative » des contemporains. Elles sont donc fortement marquées par le contexte temporel. Les chercheurs en SHS au 23ème siècle exploreront les interactions homme-climat de façon fort différente. L'équation de Schrödinger et le boson de Higgs auront par contre perduré car l'une et l'autre se jouent du temps et transcendent les œuvres humaines.

En attendant, l'exercice du GIEC est salutaire par le dialogue approfondi qu'il permet de conduire entre sciences humaines et sociales, sciences de la matière et de l'univers, et sciences de la vie.


(i) « Mesurable » implique que les états évalués par les agents sont ordonnés (transitivité des choix : s'ils préfèrent la politique d'atténuation A à la politique B et la politique B à la politique C, alors ils préfèrent A à C.). C'est un peu plus compliqué avec incertitude : dans ce cas, la fonction d'utilité est similaire à une échelle de température dont l'origine et l'unité peuvent être arbitrairement choisies. Le premier à l'avoir formalisée est Daniel Bernouilli en 1738. Il revient au mathématicien J. Von Neuman de l'avoir popularisé en économie ! Une critique majeure de la méthode, point de départ de nombreuses recherches modernes divergentes, est due à M. Allais, le prix Nobel d'économie français, en 1952.
(ii) Giddens A., (2011), The Politics of Climate Change, revised edition, Polity Press, Cambridge.
(iii) Selon une étude récente d'une équipe française : Fossat P., Bacqué-Cazenave J., de Deurwaerdère P., Delbecque J.P., Cattaert D. (2014) Anxiety-like Behavior in Crayfish is Controlled by Serotonin, Science.
(iv) T.S. Kuhn, (1962) The Structure of Scientific Revolutions.
(v) Réaction d'A. Einstein à la thèse de L. de Broglie établissant la nature ondulatoire de l'électron.